Sur le « paradigme de l'enregistrement » : terminologies musicales au xxe siècle

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Mache, Jason, “Sur le « paradigme de l'enregistrement » : terminologies musicales au xxe siècle,” Bibliothèque numérique Paris 8, consulté le 28 avril 2024, https://octaviana.fr/document/264850343.

À propos

À première vue, l'enregistrement sonore n'est pas une notion particulièrement attrayante. Il faut commencer, pour saisir l'enjeu de notre travail, par le considérer sous un aspect autre que ce que l'on y entend généralement. L'enregistrement est évidemment une technologie, et désigne du même coup un ensemble de pratiques techniques d'un ordre plus ou moins spécialiste. Mais son usage majeur est évidemment le domaine musical. C'est un fait que nous affirmons dans ce texte et qui, nous semble-t-il, se vérifie amplement à sa lecture. Mais sans cela, l'enregistrement est déjà intuitivement associé à la musique, et en s'y arrêtant un instant, l'on peine bien à lui attribuer des usages majeurs, au-dehors de celui-ci. Il en existe évidemment ; en particulier, le son enregistré est une donnée primordiale du large domaine « audiovisuel », et d'un autre champ qui recoupe parfois ce premier, les télécommunications. Mais au-dehors de ceux-ci, l'usage de l'enregistrement est souvent anecdotique. Au sein de la musique en revanche, l'enregistrement n'est pas le simple moyen technique que nous avons déjà décrit. Il constitue aussi et surtout la forme principale sous laquelle nous entendons et écoutons les musiques depuis le XXe siècle. Les « disques » sont des enregistrements sonores ; les « albums » en sont ; un « titre » ou « morceau » désigne souvent, outre une composition musicale, un artefact sonore particulier. Le concert même, souvent considéré comme son envers, fait un usage abondant de ses techniques : que ce soit par le simple (mais souvent nécessaire) usage de micro- phones et de haut-parleurs, ou par l'adjonction à la performance instrumentale d'enregistrements effectués antérieurement. Pour les « techniciens du son », l'enregistrement constitue la genèse et l'outil de leur travail, sans quoi celui-ci n'a pas lieu d'exister. Pour les musiciens, l'enregistrement constitue un cadre (le studio), un passage obligé, et souvent une finalité. À partir de ce point, il est aisé de comprendre comment la musique a pu subir l'influence, majeure, de cette technologie. Alors que, dans son acception musicale, elle n'existe pas depuis beaucoup plus de cent ans, elle est indénia- blement devenue le principal moyen d'accès à toute musique. Si l'enregistrement paraît donc une matière spécialiste de peu d'intérêt, c'est que cet état de fait est d'un quotidien banal, et que sa singu- larité historique est ainsi rendue généralement imperceptible.
Ce texte est parcouru par une thèse générale, et explore un certain nombre d'hypothèses annexes. La principale, bien que discrète, affirme dans notre chapitre central (sur les « genres » musicaux) que l'enregistrement fonde la rupture entre ce que nous appelons usuellement les musiques « savantes » et « populaires » occidentales ; toutes deux se distinguant d'une pratique souvent oubliée dans cette tension, les musiques « orales ». Elle s'appuie sur le fait que nous venons de présenter : l'enregis- trement n'est pas seulement un ensemble de techniques, il est également à l'origine de représentations singulières. En cela, l'enregistrement est ici envisagé comme un « paradigme » musical — une acception de la « musique » qui ne peut être confondue ou envisagée depuis un autre ensemble de conceptions. Les musiques « savantes », avec leurs critères propres, sont dès lors incapables de rendre compte d'une musique générée par ce « paradigme » enregistré. À l'inverse, un « auditeur » accoutumé aux formes enregistrées de la musique, et aux musiques particulières qui y sont créées, ne peut pas, sans un mouvement intentionnel et laborieux, saisir pertinemment des musiques issues de la tradition écrite occidentale, ou de toute autre tradition musicale. Nous cernons ici les bornes de notre réflexion. Si ce raisonnement peut sembler extrapolable à l'extérieur de la scission que nous décrirons, entre ce paradigme écrit de la musique, et celui, enregistré, qui lui succède et avec qui il cohabite, l'objet de notre examen n'est pas d'affirmer ce passage épistémique. Notre examen s'en tiendra strictement à l'émergence de l'enregistrement, et à certaines de ses impli - cations. Enfin, nous ne sortirons pas non plus des considérations en lien direct avec la champ de la musique, et parfois des sons enregistrés en général. Si l'examen peut donc paraître mince d'un point de vue sociologique, que les méthodes propres à l'historiographie ne sont pas respectées, ou que des enjeux de philosophie politique suscités par notre réflexion sont mis de côté, c'est qu'il convient de ne pas les y rechercher.
Une discipline, cependant, pourrait sembler prétendre à un statut légèrement différent dans cet examen. Affirmons immédiatement que ce travail ne relève en rien de la linguistique. Notre biais lexical, du moins, ne signifie pas qu'une quelconque méthodologie instituée a été convoquée ici. Il faut plutôt le comprendre ainsi : l'attention aux usages langagiers qui se trouvent modifiés ou générés par l'enregistrement sonore et musical nous a paru un moyen d'accès aux conceptions que nous avons voulu traiter ici. Ce n'est pas une pratique originale de la philosophie, que de prendre pour témoignage de la pensée doxique les vocables qui ont cours de la manière la plus usuelle. Ils sont des éléments palpables d'une pensée parfois informe — l'or de cette discipline. Pour autant, la méthode demeure arbitraire ; ce dont il faut un peu, pour parvenir à une mise en forme. C'est donc ce biais qui nous permet aussi de comprendre l'articulation de nos différents chapitres. Dans une première partie seront considérées des conceptions musicales anciennes, qui ont subi sous l'influence de l'enregistrement des modifications notables. Sans se voir pour autant supprimées, leurs définitions sont déplacées par l'émergence progressive de ce paradigme. À plus forte raison, ces modifications ne sont pas autre chose que des déplacements, car si un paradigme de l'enregis- trement émerge dans la musique occidentale, il ne détruit pas pour autant l'édifice constitué avant lui : avec la cohabitation des pratiques et des représentations, ce sont bien des déplacements ou des complémentations, qui affectent ces concepts préexistants. Ce sont donc les notions même de « musique » et de « son » qui sont essentiellement ici en jeu. Dans une seconde partie, les termes que nous envisageons seront, en revanche, propres au paradigme de l'enregistrement. De nouvelles catégorisations émergent avec lui pour rendre compte des nouvelles formes musicales qui y naissent, mais pour autant, il ne s'agit nullement de termes d'un ordre plus technique — les musiques « populaires » sont ordonnées par des notions tout aussi « populaires », qui sont évidemment les plus efficientes, puisque correspondant à des pratiques. Quant à la troisième et dernière partie de notre étude, elle diffèrera légèrement par sa forme des précédentes. Si elle tentera également de cerner certaines notions qui relèvent pour leur cas d'une conscience émergente du rôle de l'enregistrement, l'ordonnancement y sera moins sensible. C'est que les notions d' « espace », d' « arts sonores » et d' « écologie acoustique » qui y sont envisagées, nous paraissent recouvrir des formes de réactions au paradigme musical de l'enregistrement, dont nous tenterons une critique. Après avoir esquissé une cartographie assez précise de ce paradigme, il nous aura semblé que ces conceptions contempo- raines méritent d'être replacées dans la complexité du passage que nous aurons décrit. À notre sens, toutes semblent s'emparer en substance de la question du corps, en considérant largement que celui- ci n'aurait aucune sorte de rôle dans le paradigme enregistré de la musique. C'est ce postulat que nous tenterons finalement d'y discuter, en dialogue avec ces notions contemporaines.

Sujets

Son -- Enregistrement et reproduction

Auteur

Mache, Jason

Collaborateur

Ogilvie, Bertrand (Sous la direction de)

Source

Paris 8

Date

2022

Identifiant

264850343

Droits d'accès

Accessible à tous

Conditions d'utilisation

Toute reproduction même partielle est interdite sans accord exprès de(s) l'auteur(s) ou ayant-droit(s)

Discipline (Thèse)

Philosophie

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